Analyse - C'est désormais chose faite. Suite au sommet de Lisbonne, la défense du continent européen, et plus largement de l'ensemble des pays de l'OTAN, fait partie intégrante des missions de l'organisation transatlantique de par son inscription explicite dans le nouveau concept stratégique 2010.

Selon le document, ses membres s'engagent à "développer la capacité de défendre leurs populations et leurs territoires contre les attaques de missiles balistiques en en faisant un des éléments principaux de leur défense collective, qui contribue à l'indivisible sécurité de l'Alliance. Ils chercheront activement à coopérer sur la défense antimissile avec la Russie et d'autres partenaires Euro-Atlantiques".

Reste désormais à savoir quels seront les moyens dont disposera l'OTAN pour mener à bien cette mission.

Comme nous l'expliquions dans un article précédent, les Etats-Unis cherchent à imposer leur propre vision de bouclier antimissile sur le territoire européen. Ils comptent prendre les devants en prépositionnant dès l'année prochaine des navires dotés du système Aegis et de missiles SM-3 en mer Méditerranée, avant de déployer ces mêmes intercepteurs cette fois-ci directement sur le continent. Ainsi, si les membres européens de l'alliance ne s'affirment pas dès à présent, ils se retrouveront rapidement devant le fait accompli d'une défense sous commandement américain, dotée de matériels américains. Ceci serait un désastre aussi bien stratégique qu'industriel pour l'Europe. C'est pourquoi, depuis déjà quelques années, plusieurs grands groupes industriels français tels qu'EADS Astrium, Thales, SAFRAN ou MBDA ont anticipé le problème en élaborant une feuille de route visant à impliquer la France dans la construction de ce bouclier antimissile.

Le programme Aster en précurseur

Contrairement à leurs homologues américains, les dirigeants français ont dès le début décidé d'adopter une approche incrémentale pragmatique en matière d'antimissile. Peut-être  est-ce dû à des limitations financières auxquelles les Etats-Unis sont moins sensibles. Toujours est-il que les industriels français se sont tout d'abord attelés à doter d'une capacité antimissile un système de défense antiaérien en cours de développement, le SAMP/T. Celui-ci est en effet armé du missile ultra manœuvrant  Aster 30, apte à intercepter une cible jusqu' à 20km d'altitude. Son système de guidage terminal PIF-PAF (Pilotage d'Interception en Force - Pilotage Aérodynamique Fort,  on appréciera l'humour des ingénieurs de MBDA) ainsi que sa vitesse de Mach 4,5 garantissent une probabilité d'interception très élevée. Mais elle permet surtout de pouvoir faire face à un missile balistique rustique de courte portée, c'est-à-dire de moins de 600km. Ainsi, moyennant quelques modifications principalement logiciels, MBDA a pu implémenter la fonction d'antimissile à son Aster 30, fonction testée récemment au large des côtes françaises. Cette première capacité dite "Block 1", dont la mise en service opérationnelle est attendue dans quelques mois, permettra donc aux troupes françaises déployées en opération de bénéficier d'une protection partielle contre une menace balistique "du pauvre" de type SCUD. Encore faut-il qu'elles disposent des moyens de détection associés, nous y reviendrons plus loin.

Un programme aux fortes capacités d'évolution

Si il est un fait qui est unanimement reconnu par les militaires et les industriels, c'est que les avancés technologiques de certains pays dans le domaine balistique se sont faites de manière beaucoup plus rapide que prévu. Il existe désormais une menace provenant de missiles capables d'atteindre les rives sud-est de la Méditerranée, soit d'une portée de plus de 2000km. C'est donc tout logiquement que MBDA, Safran et Thales ont proposé aux autorités françaises une feuille de route visant à faire évoluer les systèmes existants afin d'en améliorer les performances et de leur donner de nouvelles capacités. Concernant le missile Aster, la prochaine variante dite "Block 1 NT" permettrait de consolider ses capacités d'engagement contre les missiles d'une portée inférieure à 600km tout en lui conférant une capacité contre ceux ayant une portée allant jusqu'à 1000km. Il est fort probable que ce projet trouve un financement de la part des autorités françaises dans un proche avenir.

Cependant, l'évolution la plus ambitieuse du programme Aster est la capacité "Block 2", qui, partant d'un nouveau missile aux dimensions comparables à celles de l'Aster 30, serait apte à faire face à des missiles de moyenne portée, jusque 3000km, y compris à tête manouvrante. Son altitude d'intervention se situerait dans le haut endo-atmosphérique. Et c'est là que la France pourrait véritablement se démarquer par rapport aux systèmes américains. Aucun de leur système n'est taillé pour intercepter ce type de missiles ayant un profil de vol très particulier. En effet, Ils volent constamment dans l'atmosphère, en dessous de 70km, et acquièrent des capacités manouvrantes une fois qu'ils entrent dans les couches denses, aux alentours de 30km d'altitude. Leur interception doit donc intervenir entre ces deux limites, c'est-à-dire trop haut pour les systèmes Patriot et trop bas pour les missiles SM-3 ou GBI qui ne sont opérationnels qu'hors de l'atmosphère. Ainsi, les industriels de la feuille de route souhaitent s'immiscer dans ce créneau inoccupé par les Américains et qui revêt pourtant une importance qui va en grandissant du fait de la prolifération de la nouvelle génération de missiles manouvrants tels que le SS-26 Iskander russe ou le Fateh 110 iranien. Ils sont destinés à succéder aux missiles de la famille SCUD dont on connaît le succès international. Le développement de l'Aster Block 2 permettrait donc de disposer d'une capacité complémentaire à l'offre américaine et crédible aux yeux de nos partenaires. Reste cependant à trouver son financement.

Astrium à l'assaut de l'exo-atmosphérique

Si les trois groupes industriels cités précédemment définissent le domaine endo-atmosphérique comme une priorité, tel n'est pas le cas d'EADS Astrium. Celui-ci souhaiterait en effet défendre son point de vue en tant qu'unique concepteur de missiles balistiques en Europe et le second le plus performant au monde après Nothrop Grumman. Le groupe, également concepteur du lanceur Ariane 5, serait donc le seul sur le continent à disposer de l'expertise technique visant à développer un missile d'interception exo-atmosphérique au comportement proche de celui d'un lanceur. De plus, concernant le véhicule tueur à proprement parler, Astrium fait également valoir sa contribution au programme de vaisseau cargo ATV disposant d'une capacité de rendez-vous automatique dans l'Espace avec une précision de l'ordre du centimètre. Ceci constitue un atout non négligeable puisque là encore les technologies seraient assez proches. EADS a déjà donc commencé à travailler depuis 2003 sur un projet d'intercepteur exo-atmosphérique nommé Exoguard pouvant fournir un bouclier antimissile à l'ensemble du continent européen. Plusieurs sites d'implantations furent un temps évoqués comme l'ancienne base de missiles stratégiques du Plateau d'Albion. Les dirigeants évoquent la possibilité de développer un démonstrateur pour 120 millions d'euros tandis que le programme en tant que tel reviendrait à un milliard d'euros. Si ce programme entre directement en concurrence avec ses pendants américains tels que le SM-3 ou le GBI, la question ici est principalement d'ordre politique et industrielle et non militaire puisqu'elle permettrait à la France, et plus généralement à l'Europe, de préserver sa souveraineté. Possédant un système d'arme qu'elle aura elle-même développé, elle sera donc à même d'en décider les règles d'engagement et ne dépendra pas nécessairement du bon vouloir des Américains. Ceci permettrait de faire rentrer pleinement la DAMB dans la doctrine de dissuasion nucléaire qui, par définition, doit rester uniquement du ressort de l'Etat possesseur. De plus les technologies développées pour l'Exoguard seraient utilisables pour les futurs programmes du groupe.

Des capteurs et systèmes de commandement très performants

Si l'Exoguard constitue la partie la plus emblématique de la contribution d'Astrium à la défense antimissile, celui-ci possède d'autres programmes non moins importants liés à l'alerte spatiale. Pour débuter dans ce domaine, les ingénieurs du groupe ont travaillé avec la DGA française sur la mise au point d'un démonstrateur nommé Spirale dont l'objectif est de valider certaines technologies nécessaires au développement d'un satellite opérationnel et de "défricher" le terrain en vu de son exploitation. Un satellite d'alerte spatial permet de détecter tout lancement de missiles balistiques depuis une orbite géostationnaire du fait du fort dégagement de chaleur lors du lancement. Il permet ainsi de donner un temps de réaction suffisant afin de mettre en œuvre des systèmes de contre-mesure et/ou d'interception. En orbite depuis février 2009, Spirale est constitué de deux micro-satellites dont la collecte de plus de deux millions d'images depuis leur lancement a permis de " caractériser précisément le rayonnement d’une grande variété de fonds et de phénomènes naturels, tels que la réverbération du soleil sur les nuages, pour déterminer ce qui aurait pu être considéré comme une fausse alarme de tir de missile" (source Astrium). Le bon fonctionnement du satellite, qui aurait fourni des résultats d'une très grande qualité, aurait attiré l'attention de nos alliés américains. Ainsi, si la crise financière ne compromet pas le programme, le lancement d'un satellite opérationnel est espéré pour la fin de la décennie.

Si une capacité d'alerte spatiale permet de détecter un départ de missile et donc de connaître l'agresseur, elle ne suffit pas à caractériser la trajectoire du missile, ce qui est nécessaire pour son interception. C'est pourquoi le développement en parallèle d'un radar très longue portée est indispensable pour mettre en œuvre une défense antimissile efficace. Sans lui, disposer d'intercepteurs est à la limite du non-sens. Et c'est là que le bât blesse. En effet, si la France disposera d'ici quelques années de missiles Aster 30 aptes à intercepter des missiles balistiques, elle ne prévoit pas de s'équiper des radars associés avant 2022. Pourtant ce type de radar existe déjà. Développé par Thales et issu du programme d'études en amont M3R (Radar Mobile, Multifonctions et Modulaire) mené avec la DGA, le radar en bande S Ground Smarter 1000 permet de tracer la course d'un missile balistique et de jouer le rôle de conduite de tir pour l'Aster 30, dont le radar actuel n'est pas en mesure d'assurer un tel rôle. Une version améliorée dite GS 1500 est par ailleurs étudiée pour pouvoir servir de conduite de tir au missile Aster Block 2. Il serait plus que dommageable pour la France de faire l'impasse sur un équipement aussi primordiale alors que ses industriels sont en mesure de le produire.

Enfin, Thales et EADS disposent également d'une expertise non négligeable dans les systèmes de commandement et de contrôle (C2).  Ces systèmes sont aussi indispensables à la coordination de tous les composants de la DAMB qui sont parfois éloignés de plusieurs centaines de kilomètres. De plus, l'échelle de temps dans ce domaine est très courte, de l'ordre de trois minutes entre la détection du tir et l'ordre d'interception. Thales et EADS, en tant que concepteurs du Système de Commandement et de Conduite des Opérations Aériennes de l’Armée de l’Air (SCCOA), peuvent adapter ce système afin de le faire évoluer vers une capacité de défense antimissile en France voir à l'échelle européenne.

Nous l'avons vu, la France n'est pas dépourvue d'atouts pour contrebalancer les projets à tendance unilatérale des Etats-Unis. Néanmoins, comme c'est le cas actuellement partout en Europe, la baisse drastique des budgets de la défense compromettent grandement les chances pour ses industriels de faire valoir leur expertise. Bien qu'il soit tentant de se réfugier derrière le fait que la menace n'est pas pour demain, un désengagement de notre pays dans la DAMB durant les prochaines années entraînerait un retard irrattrapable pour nos industriels et laisseraient la voie libre à leurs concurrents d'outre-Atlantique, creusant encore un peu plus le fossé technologique entre les deux contients. L'avenir de notre indépendance se jouera donc dans les tractations qui suivront ce sommet de Lisbonne.

Le nouveau concept stratégique de l'OTAN est disponible ici, et de plus amples informations sur les programmes français dans ce rapport du Sénat