Analyse - Le lundi 15 novembre, le Sénat a débattu d'une question cruciale pour les futures orientations stratégiques et économiques de l'industrie de défense en France et plus largement en Europe. Cette question peut se résumer à « Faut-il doter notre pays d'une capacité de défense antimissiles balistiques (DAMB) ?». Le débat fut lancé en prévision du sommet de l'OTAN qui se tiendra à Lisbonne en fin de semaine. Il est probable que plusieurs décisions y soient prises concernant un éventuel programme antimissile mené sous l'égide de l'organisation transatlantique. Ce premier article a pour but d'éclairer autant que possible le sujet complexe qu'est la DAMB ainsi que d'essayer de déterminer si oui ou non la France doit se doter d'un bouclier antimissile, et si oui, sous quelles conditions.
Les différents champs d'application de la défense antimissile balistique
Avant toute chose, il est nécessaire de clarifier ce que recouvre le terme DAMB. En effet, il est possible de distinguer deux principaux champs d'application à celle-ci, la défense de théâtre et la défense de territoire. La première, la moins ambitieuse vise principalement à protéger des troupes déployées par une puissance militaire sur un théâtre d'opération. La défense de théâtre est plus simple du fait qu'elle doit dans la plupart des cas faire face à des missiles balistiques de courte et moyenne portée, c'est-à-dire moins de 3000km. Ces missiles sont généralement de type SCUD qualifiés de rustiques puisque conçus durant les années 50. Du fait de leur relativement faible vitesse à l'arrivée sur la cible (aux alentours de Mach 2 ou Mach 3), il est possible de les intercepter avec des missiles sol-air ayant subi quelques modifications. Les plus connus d'entre eux étant les Patriot américains, ainsi que les nouveaux SAMP/T (ou Aster 30) français. De nos jours, la technologie est assez mâture pour envisager une protection efficace pour les troupes déployées dans une zone de crise.
La défense de territoire est quant à elle bien plus compliquée à mettre en œuvre. Elle a pour but de protéger le territoire d'un État contre la menace balistique. Contrairement à celle de théâtre, elle doit faire face à des missiles de plus longue portée, typiquement des vecteurs intercontinentaux (ICBM), dont les corps de rentrée possèdent une vitesse beaucoup plus élevée, de l'ordre de 7km/s. Cela rend l'interception bien plus complexe si ce n'est quasiment impossible lorsque la tête est déjà dans l'atmosphère. Pour ce type de défense, il est donc nécessaire d'intercepter le missile durant la phase de propulsion, là où il est le plus vulnérable. Cependant cela implique d'être près du site de lancement. Une autre solution consiste à intervenir durant la phase de transit hors de l'atmosphère. C'est généralement sur cette phase que les projets actuels se concentrent. L'interception est dans ce cas dite « exo-atmosphérique ». Le but est alors de détruire la ou les têtes grâce à l'énergie cinétique dégagée par un impact direct.
Les États-Unis mènent (une fois de plus) la danse.
Les débuts de la DAMB ne datent pas d'hier. En effet, c'est durant la Guerre Froide que furent menées les premières études visant à atténuer les effets d'une frappe nucléaire par l'un des deux blocs. Les premiers systèmes étaient basés sur de puissants radars d'alerte avancée ainsi que sur des intercepteurs dotés eux-mêmes de têtes nucléaires visant à compenser leur manque de précision. La ville de Moscou est d'ailleurs toujours protégée par un tel dispositif. Elle a ainsi donné son nom au « critère de Moscou » qui déterminait le nombre de têtes à envoyer sur la ville pour être sûr qu'au moins l'une d'entre elle pénètre la bulle de protection. C'est néanmoins l'initiative de Ronald Reagan qui a véritablement lancé en 1983 les Etats-unis vers l'acquisition d'une défense antimissile avec le projet connu sous le nom de la « guerre des étoiles ». Si elle était trop ambitieuse et en avance sur son temps, elle a été au moins en partie la cause de la chute de l'URSS qui aura épuisé ses dernières ressources dans la course vers une chimère.
Si ce projet fut mis en veilleuse durant les années 90 suite à l'effondrement de la puissance de l'Est, le président George W. Bush Jr. a contribué à lui donner un nouveau souffle. Durant les années 2000, son administration aura investi plus de 100 Milliards de dollars dans de nombreux systèmes dont le plus emblématique fut le projet ABL, un 747 modifié pour recevoir un laser de puissance pouvant détruire les missiles durant leur phase d'ascension. L'autre grand programme consistait en des intercepteurs, les GBI, ainsi que des sites radar basés en différents point du globe. L'implantation d'un des radars en République Tchèque ainsi que de vingt intercepteurs en Pologne aura été l'objet de vives tensions avec la Russie, celle-ci voyant en ces implantations une volonté de surveiller ses activités balistiques, et aura miné les relations diplomatiques entre les deux pays durant plusieurs années.
Vers une politique américaine plus pragmatique.
L'élection de Barak Obama fin 2009 va bouleverser complètement le vaste programme DAMB du Pentagone. Le premier changement sera d'ordre budgétaire. Là où l'administration Bush allouait 10 Milliards de Dollars par an à la défense antimissile, son successeur n'en investira "plus que" 8. De plus, ce dernier va réorienter le programme vers une vision plus pragmatique de la menace et adopter une approche dite phasée, ciblant dans un premier temps les missiles balistiques de moyenne portée plutôt que les intercontinentaux. En effet, les principaux pays proliférants ne sont actuellement pas capable de produire de telles armes. L'intégrité du territoire américain n'étant alors pas menacée dans l'immédiat, la priorité est d'instaurer un système de défense des territoires alliés, principalement en Asie de l'Est face à la menace Nord-Coréenne et en méditerranée du fait des avancées technologiques rapides des Iraniens. Ainsi, pour « protéger » l'Europe, Washington propose de positionner dans un premier temps des navires dotés du système Aegis et d'intercepteurs SM-3 en mer méditerranée. Puis, dans une seconde phase, une version terrestre de ces missiles serait déployée dans plusieurs pays tels que la Bulgarie ou la Pologne. Ainsi, là où l'administration Bush ne prévoyait de déployer que 20 GBI, l'administration Obama compte positionner 200 SM-3 sur le territoire européen. Si il est moins ambitieux technologiquement, le nouveau projet est à une échelle bien différente, et possiblement mieux adapté à la menace. Il vise également à rassurer la Russie en l'intégrant dans un programme plus global.
L'Europe sous tutelle américaine ?
Néanmoins, les avancées iraniennes dans le domaine balistique sont bien réelles. Alors qu'à la fin des années 80 ils n'étaient pas capables de fabriquer un SCUD, ils sont désormais en mesure de concevoir des missiles bi-étages à propulsion solide d'une portée de plus de 2000km et pourraient disposer de missiles intercontinentaux d'ici à la prochaine décennie. C'est pourquoi les États-Unis insistent sur le fait qu'il est nécessaire de continuer à financer la recherche dans ce domaine et demandent donc la contribution financière de l'Europe... pour leurs propres bureaux d'études. De plus, ils aimeraient pouvoir mettre en place un système proche de celui actuellement en implémentation dans le golfe arabo-persique. Dans cette région, les Etats achètent les systèmes intercepteurs et senseurs américains clé en main tout en les intégrant à un réseau de commandement et de contrôle (C2) sous autorité américaine. Ceci met donc à mal la souveraineté des Etats concernés puisqu'ils ne sont pas en mesure de déterminer les règles d'engagement de leurs propres armes. Ainsi, la question sera débattue à Lisbonne de savoir si il faut étendre l'actuel programme de défense active multicouche contre les missiles balistiques de théâtre ALTBMD de l'OTAN à la défense du territoire européen. Une extension soutenue par le secrétaire général de l'organisation pour qui la modique somme de 200 millions d'euros à répartir sur les vingt huit États membres suffirait à établir un prémisse de défense du continent européen. Cette somme serait en fait seulement destinée à connecter les différents systèmes nationaux au C2 américain, charge ensuite aux Etats de faire l'acquisition des senseurs et intercepteurs...
La question pour l'Europe est donc de savoir à quelle point elle veut s'impliquer dans un tel projet qui se fera sans aucun doute sous leadership américain. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que cela se fera sous la tutelle de Washington.
La DAMB en Europe, des points de vue divergents.
Cependant, comme toujours en Europe, il n'existe pas de consensus sur la question. On peut citer tout d'abord le cas des pays de l'Est, qui voient en ce projet un moyen de se rapprocher de la puissance américaine afin de se rassurer face à la (re)montée en puissance du voisin russe. Ces pays soutiennent donc à fond une solution purement américaine et accueilleront avec plaisir des éléments du bouclier sur leur territoires.
L'Allemagne souhaiterait quant à elle voir en la DAMB un substitut à la dissuasion nucléaire. Afin de pouvoir jouer ce rôle, le bouclier devrait être totalement imperméable, nécessitant donc des investissements hors de portées de la plupart des États actuellement en mauvais posture financière. De plus, aucune défense ne peut être sûre à 100%, ne serait ce que par le fait que la Russie dispose toujours de plusieurs centaines de têtes en service, nécessitant donc un intercepteur par tête, une utopie à l'heure actuelle.
Le Royaume-Uni fait lui cas à part puisqu'il possède déjà des éléments d'un futur bouclier américain au travers de deux centres radar de par son statut de principal allié des États-Unis. Néanmoins sa situation financière très précaire ainsi que sa proximité avec Washington dans le domaine nucléaire l'incite à une grande prudence, ne voulant pas voir sa doctrine de dissuasion remise en doute.
La France pour contrebalancer l'influence américaine.
En France, la question d'une défense antimissile est là aussi prise avec une extrême prudence. En effet, on craint que certains veuillent la voir prendre le dessus sur la sacro-sainte dissuasion nucléaire qui fait la fierté du pays en assurant sa totale indépendance stratégique. Elle fait aussi de la France un cas à part sur le continent car elle lui a permis de se doter de compétences industrielles uniques en Europe. Néanmoins, le Président Jacques Chirac, repris plus tard par son successeur Nicolas Sarkozy, a affirmé en 2006 la possible complémentarité des deux systèmes. En effet, la DAMB apporte des éléments qui pourraient être utiles aux forces de dissuasion, c'est le cas notamment des systèmes d'alerte avancés spatiaux et radar longue portée, permettant d'identifier l'agresseur plus facilement, et donc d'augmenter la crainte de représailles chez celui-ci. De plus, quoi de mieux que de connaître les techniques d'interception pour ensuite facilité la pénétration de ces systèmes par les missiles balistiques de notre force de dissuasion.
Ces faits difficilement contestables font que la France ne s'oppose pas dans le principe à la construction d'une capacité antimissile sur le territoire européen. Néanmoins, cela doit se faire dans l'optique d'une coopération et non d'une tutelle de l'allié américain. Il subsiste en Europe le « syndrome du JSF », ce programme ayant siphonné une part importante des crédits de R&D de plusieurs pays européens pour finalement peu de retombées technologiques et industrielles. Charge alors à la France de faire entendre sa voix et d'imposer au moins une partie de ses points de vues, que ce soit en terme de solutions technologiques que de règles d'engagements. Reste que la France ne peut bien évidemment jouer à part égale avec les États-Unis, ne serait-ce que pour des raisons financières. C'est pourquoi il lui faudra alors chercher un compromis entre indépendance et coopération.
De par son savoir faire unique en Europe dans le domaine des missiles balistiques mais aussi dans les systèmes de commandement et de contrôles aériens intégrés et des capteurs, il est possible pour la France de participer de manière non négligeable à cette entreprise otanienne. Elle serait en mesure de fournir plusieurs briques technologiques à un système global. Il lui faudra cependant être prudente et réaffirmer constamment la primauté de la dissuasion nucléaire dans la sanctuarisation du territoire national. Il est en effet fort probable que de nombreux détracteurs de l'arme nucléaire chercheront à en réduire la portée stratégique si un bouclier antimissile est instauré.
Dans un prochain article, nous nous pencherons plus particulièrement sur les apports que la France est susceptible d'apporter à une DAMB européenne. Ses grands groupes industriels ne manquent pas d'atouts face à leur concurrents outre-Atlantique. Ils n'ont d'ailleurs pas attendu le sommet de Lisbonne pour se lancer dès à présent dans cette course technologique aux aboutissements stratégiques.