Cette semaine commence mal pour l’industrie aéronautique et de Défense européenne. Malgré un accord trouvé pour le financement des surcoûts de l’avion de transport tactique A400M, EADS publie un bilan 2009 dans le rouge. Le rouge se traduisant par une perte sur l’exercice, le manque de visibilité du groupe pour 2010 inquiète encore plus.
Ainsi, l’annonce du retrait de la compétition pour l’obtention du contrat KC-X aux États-Unis s’inscrit dans un contexte difficile. Ce méga contrat pour la construction de 179 appareils d’ici 2020 pour le compte de l’US Air Force (USAF) devrait revenir à Boeing. L’avionneur national, désormais seul en piste avec le NewGen Tanker, va normalement pouvoir récolter les fruits d’un lobbying intense et performant pour une décision devenue intégralement politique. Mais nous verrons que même de ce côté-là, l’affaire pourrait encore vivre des rebondissements.
L’annonce officielle de l’abandon.
« Nous avons pris cette décision au vu de la structure de l'appel d'offres qui privilégie clairement le ravitailleur plus petit de Boeing et ne reconnaît pas comme il le faudrait les avantages d'un ravitailleur plus grand », a expliqué le groupe américain de Défense, Northrop Grumman.
Depuis mardi, nous pouvons découvrir dans la grande presse nationale l’annonce retentissante de l’abandon d’EADS et de son partenaire américain, Northrop Grumman, dans la compétition des avions ravitailleurs américains. Pour l'USAF, il s'agit de remplacer 179 avions ravitailleurs KC-135 Stratotanker, sur les 502 exemplaires dont elle dispose. Le match oppose pourtant les deux plus grands avionneurs mondiaux depuis des années, mais cette fois-ci, il semblerait bien que c’en soit fini pour l’alliance.
Boeing opère en effet une pression intense depuis toutes ces années sur Washington qui, aujourd’hui, amène à l’abandon de la compétition pour une solution baptisée KC-45 par l’USAF et qui n’est autre que l’A330 MRTT (Multi-Role Tanker Transport). La menace planait depuis décembre. Déjà, la concurrence de Boeing criait au scandale, menaçant le Pentagone d’un retrait, à moins que le cahier des charges de l'US Air Force soit sérieusement modifié.
L’avion ravitailleur le plus récent et le plus performant du monde, grand vainqueur des cinq derniers appels d’offres internationaux dans le domaine n’aura rien pu faire contre une solution « made in America ». Si, officiellement, un nouvel appel d’offres « juste » a été soumis aux deux parties, pour Northrop il paraît évident que la compétition est biaisée. Profondément remodelée, cette RfP (Request for Proposal) avantagerait fondamentalement Boeing et son offre basée sur le B767. Au début, Boeing proposait aussi une version modifiée de son B777, le KC-777, plus gros que l'Airbus. Une version totalement virtuelle.Plus petit, moins performant et surtout moins en adéquation avec les besoins des militaires, l’offre américaine ne partait pourtant pas favorite. Mais c’était sans compter avec le fort pouvoir de persuasion qu’a Boeing outre-Atlantique. Aujourd’hui, Washington semblerait vouloir opter pour un appareil plus petit, disqualifiant ainsi l’A330 MRTT de grande taille.
Alors qu’il est maintenant certain que Northrop Grumman ne participera pas à ce nouvel appel d’offres, la société laisse la porte ouverte à Airbus pour une offre en solitaire. Une hypothèse fort peu probable alors que Thomas Enders déclare être en parfaite adéquation avec les propos tenus par son allié américain.
Malgré un cahier des charges idéal pour Boeing et son B767 modifié, EADS, soucieux de développer son portefeuille de Défense et sa présence aux USA, avait encouragé Northrop à tenter sa chance. Mais la promesse des deux groupes de Défense de créer des centaines d’emplois, principalement en Alabama où la plus grande partie de la construction des avions aura lieu, n’aura pas suffi. Les industriels n’auront pas réussi à faire occulter l’image européenne de l’offre qui déplait à une partie des Américains.
Déjà annulé une première fois en raison de fraudes avérées mettant en cause Boeing, le contrat avait été remporté en février 2008 par EADS et Northrop. Évalué à 35Md$, il a été par la suite annulé, le gouvernement américain ayant validé une plainte de Boeing. Cette fois-ci, l’alliance américano-européenne ne semble pas vouloir se lancer dans de telles procédures pour ce troisième round. Le contrat pourrait à terme assurer des revenus stables à hauteur de 100Md$ en comprenant le support la maintenance des avions.
Jouer la préférence nationale en période de chômage élevé.
La déclaration du député William Lynn a également de quoi faire sourire : « Pour ce qui est de la dernière compétition pour le remplacement de la flotte d’avions ravitailleurs, Northrop Grumman s’est imposé autant sur le prix que sur les facteurs non-économiques. Nous pensons fortement que la compétition actuelle est structurée de manière juste et que les deux entreprises peuvent concourir ». Rappelons tout de même un élément parmi tant d’autres : l’A330 MRTT ne pourrait même pas concourir à cet appel d’offres si les spécifications sur la taille de l’engin n’étaient pas modifiées.
Pour le Secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, il n’y a aussi aucun problème pour continuer cette phase de renouvellement de la flotte avec un seul participant. Une période de flottement est tout de même à venir pour le Pentagone qui ne s’attendait pas à ça. Alors que l’homme politique assurait dernièrement que l’appel d’offres serait des plus « fairplay », la décision prise cette semaine soulève des questions. Selon le sénateur Maria Cantwell, proche de Boeing, M. Gates ne reviendra pas sur les termes de la compétition même s’il n’y a aujourd’hui plus qu’un seul participant. Pour l’instant, cette nouvelle ravit de nombreux élus du Congrès américain et n’entraîne pas de réaction probante du côté européen. Mais cela va-t-il durer ?
Le programme de modernisation de la flotte de KC-135 de l’USAF est un contrat important. Mais au-delà des contraintes économiques, c’est un signal fort qu’envoient les États-Unis au reste du monde. Si effectivement, l’appel d’offres est biaisé en faveur de Boeing, comment justifiera-t-on désormais la libre concurrence dans le monde ? Principaux défenseurs de ce concept, les États-Unis jouent régulièrement sur ce débat. Le but pour Washington est clair : ouvrir plus de portes à l’industrie américaine. Ainsi, il n’est pas de bon ton de négocier un gros contrat d’armement sans y inviter les États-Unis. Mais ce levier politico-administratif a-t-il de l’avenir ?
Si les Européens en ont le courage, il sera désormais facile de renvoyer cet argument directement à Washington. Cette faille, si elle en est une, devrait ainsi ouvrir des portes aux Européens bridés par les grandes instances internationales comme l’OMC. L’Organisation Mondiale du Commerce, où se joue d’ailleurs le feuilleton absurde des aides publiques allouées aux deux avionneurs. En cas de condamnation d’Airbus sur ce dossier, quelle incidence le protectionnisme américain dans l’affaire du KC-X aurait-il ?
En attendant, Berlin a d’ores et déjà demandé une révision des termes de l’appel d’offres. Peter Hintze qui est en charge de l’aviation au sein du gouvernement allemand, a par ailleurs déclaré : « il reste une chance infime que Washington perçoive le signal (du mécontentement européen) et révise la procédure. ». Mais les Allemands vont se retrouver face à l'administration Obama en pleine chasse aux crédits. Le F/A-22 en a bien fait les frais de même que le programme Constellation. De plus, Obama est un ancien élu de l'Illinois, Etat où est situé le siège social de Boeing. On pourrait suspecter un certain parti pris.
Fait également inhabituel sur les marchés militaires, la Commission européenne semble bien décidée à intervenir. En exprimant en des termes encore trop diplomatiques son « inquiétude », c'est finalement un avertissement que lance la Commission en direction des Américains. « Il est hautement regrettable qu'un fournisseur important ne soit pas en capacité de répondre à un contrat de ce type » a déclaré le commissaire européen chargé du Commerce (extérieur), Karel de Gucht « Seuls des marchés publics ouverts peuvent garantir une meilleure compétition et un meilleur usage de l'argent du contribuable ».
La Commission avertie en fait de son intention de remédier à un marché qu'elle considère comme trop peu ouvert à la concurrence : « La balance américaine de défense commerciale avec l'UE a toujours été nettement en faveur des États-Unis ». En 2008, alors que Washington exportait pour cinq milliards de dollars de matériel de défense, le pays n'en importait que pour 2,2 milliards.
« La Commission suivra l'évolution future de cette affaire de très près », conclura la Commission dans ce même communiqué.
Un outil stratégique pour l’armée de l’air américaine.
« Nous continuons de croire que l’A330 MRTT représente le meilleur choix pour les militaires et le contribuable américain. Une croyance entretenue par la sélection de l’A330 dans les cinq derniers appels d’offres pour des ravitailleurs dans le monde. Malheureusement, cela signifie que l’USAF va mettre en œuvre un ravitailleur moins performant que ceux de la plupart de nos alliés pour des missions pourtant vitales. » déclare Wes Bush, Chief Executive Officer et President de Northrop Grumman Corporation.
Au-delà des mouvements politiques, cette composante des forces armées est absolument stratégique. On ne comprend alors pas que la préférence des militaires pour l’A330 MRTT soit à ce point occultée. Plus petit, moins éprouvé et surtout moins capable, le B767 n’offrira pas à l’USAF les meilleurs outils pour assurer ses missions. Ce n’est pas un hasard si lors des cinq derniers appels d’offres, l’A330 MRTT s’est imposé. Il est actuellement en train de se répandre rapidement au sein des forces armées mondiales, dont certaines, sont des alliés des États unis. L'USAF aura ainsi un avion moins moderne et moins capable que la Grande-Bretagne, l'Australie, l'Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis.Un choix étonnant pour une armée fière d’opérer les meilleurs matériels possible.
Dans son nouvel appel d’offres, le Pentagone va même jusqu’à ignorer la valeur ajoutée du KC-45, ou A330 MRTT au combat. Présentant des risques d’exploitation plus faibles, le ravitailleur plaît aux militaires mais pas aux politiques. Ceci au grand désespoir des passionnés anglo-saxons qui pour une fois ne satisferont pas d’une solution purement basée sur la nationalité de l’avionneur, au détriment de la sécurité et des performances des aviateurs. Un comble pour des acteurs qui nous ont habitués à plus de nationalisme.
De son côté, EADS voulait vraiment tenter sa chance. Déjà bien implanté, cet abandon ne remet pas en cause la présence du groupe sur le continent nord-américain. Aux États-Unis, le consortium européen fournit, à titre d’exemples, des hélicoptères légers à l’US Army ainsi qu’une large panoplie de systèmes à l’Air Force, la Navy ou aux gardes côtes. EADS est d’ailleurs le plus grand partenaire international de l’industrie aéronautique et de Défense américaine, contribuant au maintien de 200 000 emplois qualifiés et à l’injection de 11Md$ par an dans l’économie des États-Unis.
Mais il faut croire que, malgré cela et une meilleure interopérabilité visant à une coopération militaire transatlantique approfondie, l’A330 MRTT n’a pas eu l’occasion de s’imposer une nouvelle fois au travers de ce troisième appel d’offres.
Reste que malgré l'absence de concurrent, Boeing devra choisir soigneusement son prix, l'US Air Force ayant imposé un prix fixe pour la durée du contrat. Le groupe américain se targue aussi de pouvoir réduire considérablement la consommation des ravitailleurs en comparaison de l’A330 MRTT. Sur son cycle de vie de quarante ans, il permettrait une économie de l’ordre de 10Md$ en dépense de carburant soit une consommation réduite de 24%. Une situation qu’il faudra clarifier avant le 10 mai, date de dépôt finale pour sa proposition.
Une décision du Pentagone est attendue durant l'été.
Michael Colaone.
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