L’Agence Spatiale Européenne (ESA) a lancé la semaine dernière une fusée-sonde destinée à valider certaines technologies nécessaires à la future évolution du lanceur européen.
Un petit « Cap Canaveral suédois »
On en parle peu, mais l’Europe ne dispose pas que de la base de lancement de Kourou, en Guyane : elle en possède une deuxième en Suède, près de Kiruna. Baptisé Esrange (European Spaceresearch RANGE), ce complexe sert à lancer des ballons stratosphériques et des fusées-sondes, et il est géré par l’agence spatiale suédoise (SSC).
La SSC réalise des tirs de fusée-sondes depuis 1977 dans le cadre du programme TEXUS, placé sous la responsabilité d’EADS Astrium. A l’origine, le programme utilisait des fusées britanniques Skylark 7, mais depuis 2005 elles ont été remplacées par des fusées brésiliennes VSB-30.
Capables d’emporter des charges utiles de 400kg, elles culminent à 250km d’altitude et fournissent jusqu’à six minutes de microgravité. Elles sont utilisées pour la réalisation de petites expériences scientifiques, qui ne justifient pas d’être embarquées sur la Station Spatiale Internationale.
De la nécessité d’Ariane 5ME
Le 27 novembre dernier, la mission TEXUS 48 emportait sous sa coiffe trois instruments : une expérience scientifique allemande, et deux charges technologiques d’Astrium, lancées dans le cadre du programme préparatoire des futurs lanceurs (FLPP) de l’ESA.
Le FLPP est le gros portefeuille qui rassemble toutes les activités européennes de R&D dans le domaine des lanceurs. L’un des enjeux majeurs est la prochaine évolution d’Ariane 5, dite Midlife Evolution (ME).
La principale différence entre Ariane 5ECA et Ariane 5ME est l’utilisation du moteur cryotechnique réallumable VINCI à la place du moteur HM7B sur l’étage supérieur. La capacité de rallumage est cruciale, car elle permet d’effectuer une plus grande variété de missions, condition indispensable à l’adaptation d’Ariane 5 au marché.
En effet, avec la version actuelle, toutes les charges utiles d’un vol se retrouvent nécessairement sur la même orbite. Dans le passé, cette contrainte s’est avérée très gênante, et plusieurs clients ont dû se tourner vers d’autres lanceurs pour mener à bien leur mission.
De plus, Ariane 5ME permettra d’augmenter sensiblement la capacité d’emport en orbite de transfert géostationnaire (GTO), qui passera de 9,5 tonnes à 11,2 tonnes. Là encore, le gain de compétitivité sera considérable, car actuellement, Ariane ne peut pas lancer deux gros satellites : elle ne peut emporter qu’un gros et un petit satellite simultanément.
Cette contrainte rend très difficile l’appairage des charges utiles, car tel satellite ne peut pas voler avec n’importe quel autre. Les deux tonnes supplémentaire que le moteur VINCI autorisera permettront de s’affranchir de ce handicap, ce qui améliorera grandement la flexibilité du système Ariane, et donc qui augmentera in fine la compétitivité.
L’allumage en orbite, Saint Graal de l’Astronautique
Mais voilà, encore faut-il maîtriser la technologie du moteur cryotechnique réallumable. Américains et Russes l’ont mise au point dès les années 1960, pour les besoins de leurs programmes d’exploration interplanétaire.
Le point difficile qui pose tant de problèmes aux bureaux d’études, ce n’est pas en soit d’allumer un moteur plusieurs fois. En effet, il n’y a rien de bien sorcier à cela : même le Vulcain 2, qui n’est pourtant pas fait pour cela, est allumé au moins une fois pour des essais avant de voler en réel sur Ariane 5.
La difficulté réside dans le fait d’allumer un moteur cryotechnique dans l’Espace. En effet, sur Terre, la gravité maintient les ergols dans un état stable. Mais une fois en apesanteur, les liquides se comportent de manière beaucoup plus fantaisiste, et l’alimentation de la chambre de combustion du moteur devient un véritable défi.
Les premiers à maîtriser ce problème ont été les Russes, avec leur moteur 11D33 qui équipait un quatrième étage pour le lanceur Soyouz (qui était alors appelé Molnia). Le premier rallumage réussi intervient en février 1961, et permet d’envoyer pour la première fois une sonde en direction d’une autre planète (en l’occurrence Vénus).
Cinq ans plus tard, en octobre 1966, les Américains réussissent à allumer dans l’Espace leur moteur RL-10 lors d’un vol d’essai de l’étage supérieur Centaur (AC-9). C’est ce moteur qui équipe encore aujourd’hui les lanceurs Atlas V et Delta IV.
En Europe, cependant, le besoin de développer un moteur réallumable ne s’était jamais fait sentir jusque là. L’exception est le moteur Aestus de l’étage EPS, qui est encore utilisé de nos jours pour lancer l’ATV, mais il ne s’agit pas d’un moteur cryotechnique.
Dans les années 1990, l’ESA avait lancé le développement de deux versions améliorées d’Ariane 5 :
- une première évolution avec un étage supérieur non réallumable (ESC-A) qui devait simplement augmenter les performances de la version générique (passage de 6 à 10 tonnes en GTO),
- une seconde évolution avec un étage supérieur encore plus performant (passage de 10 à 12 tonnes en GTO), et disposant de la capacité de rallumage (ESC-B).
Mais suite à l’échec extrêmement traumatisant du premier vol de l’ESC-A, en décembre 2002, le financement de l’ESC-B a été repoussé aux calendes grecques. Il est réapparu il y a quelques années sous le nom d’Ariane 5ME, et son développement, bien que très avancé, n’est pas encore formellement validé. Il devra pour cela attendre le Conseil Ministériel de l’ESA de fin 2012.
En attendant, l’ESA et Astrium ne chôment pas. Ils ont démarré en 2007 un programme de R&D appelé CUST (Cryogenic Upper Stage Technologies). Une première phase a permis d’identifier huit technologies qu’il fallait impérativement développer. L’une d’elle est appelée Outil de Gestion des Ergols, ou PMD (Propellant Management Device).
Pour pouvoir allumer un moteur cryotechnique dans l’Espace, chacun de ses deux réservoirs (oxydant et carburant) doit être équipé d’un PMD pour permettre le fonctionnement normal des canalisations qui dirigent les ergols vers la chambre de combustion. Le PMD permet d’assurer le débit d’ergols par le principe de capillarité.
L’ESA a financé le programme CUST à hauteur de 20M€ en juin 2010, et Astrium a été naturellement sélectionné comme maître d‘œuvre. Après près de deux ans de développement, la technologie PMD était prête pour un premier essai en vol. Deux systèmes (un pour l’oxygène, un pour l’hydrogène) ont alors été construits et ont été embarqués sur la fusée-sonde TEXUS 48, qui a décollé la semaine dernière.
Les six minutes d’apesanteur ont permis de valider le concept. Pour ce vol d’essai, c’est de l’azote liquide qui a été utilisée, afin de simuler le comportement de l’oxygène et de l’hydrogène, plus coûteux et plus complexes à mettre en œuvre.
Selon Andreas Schütte, responsable du projet TEXUS chez Astrium, « Une première interprétation des données montre que les objectifs poursuivis dans le cadre des expériences ont été atteints à 100 % ! »
Hasard du calendrier, trois jours après ce vol réussi, l’ESA a conclut sa Revue de Définition Préliminaire (RDP), et a notifié à Astrium qu’elle validait l’ensemble des travaux effectués jusque là. C’est une étape importante en vue du grand rendez-vous de novembre 2012, qui décidera ou non du financement du nouveau lanceur.