Analyse - En ce jeudi 10 mars 2011, le Centre d'Etudes Supérieures de la Marine (CESM) a convié plusieurs intervenants afin de débattre de l'emploi d'un nouvel équipement qui rejoindra dans quelques années les rangs de la Marine nationale, le Missile De Croisière Naval (MDCN). Ces invités n'étaient autres que des hauts gradés de la Marine, des ingénieurs de la DGA, des chercheurs d'instituts stratégiques français et anglais, mais également un ex-diplomate du Quai d'Orsay ainsi qu'un officier de l'US Navy. L'objectif de ce colloque était de tenter de répondre à la question "Le missile de croisière naval: quelles ruptures ?". Aeroplans a eu l'opportunité d'y assister et vous présente donc un résumé de cette demie journée des plus palpitantes.
Le débat fut ouvert par l'énoncé d'un cas d'école d'emploi du MDCN. Dans la nuit du 20 mars 2003, quarante missiles Tomahawks furent lancés contre divers objectifs dans Bagdad depuis plusieurs navires et sous-marins de l'US Navy et de la Royal Navy dans l'espoir de "décapiter" le régime irakien en la personne de Saddam Hussein. Même si cette opération fut un échec puisque le dictateur apparut quelques heures plus tard à la télévision, elle illustre une des multiples utilisations possibles du MDCN. Durant le reste du conflit, ce sont plus de 800 de ces missiles qui furent lancés depuis plusieurs plateformes telles que, comme cités précédemment, des navires ou des sous-marins, mais également des avions. Ce fut par ailleurs le premier fait d'armes du missile SCALP/STORM SHADOW, premier véritable missile de croisière européen, tiré à 27 exemplaires par les Tornado de la Royal Air Force, lui permettant d'obtenir le fameux statut "combat proven". Or, ce missile, qui équipe également l'Armée de l'air, n'est autre que la base de développement du futur MDCN français, nous y reviendrons plus tard.
Avant de se lancer plus en avant dans le sujet, il est nécessaire de définir ce qu'est un missile de croisière, ainsi que les différentes familles qui se regroupent sous cette appellation générique puis de faire un état des lieux de la dissémination de ce système d'arme dans le monde. Un prochain article sera spécifiquement dédié au MDCN français et à son futur emploi.
Une lignée vieille de près de 70 ans
L'ancêtre des missiles des croisière est généralement associé au V-1 que l'armée allemande employa en masse à la fin de la seconde guerre mondiale, notamment contre le Royaume Uni. Le missile, initialement décrit comme "bombe volante", était propulsé par un pulsoréacteur et était doté d'un système de guidage très basique consistant en un gyroscope et un compteur permettant de faire plonger le missile sur sa cible une fois que la distance (approximative) voulue était atteinte. Sa portée était de 250km pour une précision de l'ordre de la dizaine de kilomètres. Bien évidemment, au fil des décennies les technologies ont nettement évoluées, permettant la mise au point de missiles de plus en plus précis, rapides et de plus longue portée.
Quelques informations sur les missiles de croisières
De nos jours, on estime à 80 000 le nombre de missiles de croisière en dotation dans 80 pays. Cependant, 90% d'entre eux sont des missiles antinavires modifiés auxquels on a donné une capacité d'action contre des cibles terrestres, aidés en cela par la diffusion de la technologie GPS. Ces missiles sont dits rustiques, c'est-à-dire ayant une portée inférieure à 300km, sont dotés d'une précision relativement faible de l'ordre de la dizaine de mètres et ne disposent pas de capacité de suivi de terrain, souvent indispensable à la pénétration des défenses anti-aériennes d'un territoire.
Pour les missiles de croisières plus sophistiqués, on distingue trois familles, classés en fonction de la portée. Un missile sera dit de courte portée si celle-ci est inférieure à 250km, de moyenne portée si elle est comprise entre 250 et 1000km et enfin de longue portée si elle est supérieure à 1000km. Les missiles peuvent également être différenciés selon leur vitesse, certains étant subsoniques quand d'autres seront super voir hypersoniques. Cependant, il faut généralement faire un compromis entre vitesse et portée, les technologies actuelles ne permettant pas de combiner les deux.
Un club très fermé
De nos jours, les pays étant capables de fabriquer des missiles de croisière en toute indépendance forment un club très restreint. Et ce club comporte encore moins de membres si on ne retient que les Etats en mesure de concevoir des missiles de croisière navals. Une fois n'est pas coutume, ce sont les Etats-Unis, suivis par l'URSS, qui ont longtemps dominés ce secteur. C'est en effet durant les années 70 que fut mis au point le fameux Tomahawk. Ce missile a depuis connu plusieurs versions et est désormais au block IV dit TACTOM. Il possède une portée supérieure à 1500km tout en ayant la capacité de "rôder" au dessus d'une zone afin de rechercher une cible potentielle et est doté d'une liaison de données lui permettant d'être reprogrammer en vol. Tout comme ses prédécesseurs, il a une capacité de suivi de terrain (TERPROM pour TERrain PROfil Matching) lui permettant de coller au relief lors de son trajet vers la cible afin d'éviter les radars adverses. Ce missile fut utilisé durant de nombreux conflits, que ce soit lors des deux guerres du Golfe, de la guerre du Kosovo ou en Afghanistan. Il est également en dotation dans la Royal Navy, qui l'emploi à partir de ses sous-marins Trafalgar. Les Etats-Unis ont par ailleurs modifié leur missile anti-navire Harpoon lui conférant une capacité anti-terre depuis la fin des années 90, et la proposent à l'export.
Autre grand constructeur de missiles de croisières navals, la Russie, qui a hérité des capacités de l'URSS. Afin de répondre à l'entrée en service du Tomahawk chez son ennemi idéologique, cette dernière s'est donc employée à mettre au point son propre MDCN à partir d'un missile de croisière aéroporté déjà existant, le Kh-55. Cette voie sera également retenue par la France. Ainsi est né le Rk-55 Granat, conçu initialement pour être armé d'une tête nucléaire et entré en service en 1987 sur les sous-marins soviétiques. Tout comme son pendant américain, il est doté d'une capacité TERPROM et vol en subsonique, pour une portée estimée à 3000km. Sa tête nucléaire aurait depuis été remplacée par une charge conventionnelle.
Une dissémination de la technologie dans le monde
Si ces deux pays font figures d'anciens dans le monde des MDCN, plusieurs pays tentent depuis quelques années de les rejoindre dans ce club fermé. C'est que CC. Lebas, du Pôle Etudes du CESM décrivit lors du colloque comme "dissémination mimétique", les puissances de second rang cherchant à se doter des mêmes instruments que les grandes puissances. C'est le cas notamment de l'Inde, qui a mis au point avec l'aide de la Russie le missile BrahMos, qui se distingue des missiles précédents par sa vitesse supersonique. Cela s'est cependant fait au détriment de sa portée qui atteint difficilement les 300km. Bien qu'il ait des capacités à traiter des cibles terrestres, sa mission principale reste la lutte anti-navire. Une version hypersonique nommée BrahMos II est en cours de développement. New-Dehli cherche également à développer un missile longue portée Nirbhay, cette fois-ci subsonique, pouvant être doté d'une charge nucléaire.
Si l'Inde développe ses propres missiles, son adversaire Pakistanais ne pouvait bien évidemment pas rester les bras croisés, développant lui aussi son missile de croisière nommé Haft 7 Babur, produit depuis 2005 et devant équipé les trois armées du pays. Islamabad se serait servi de carcasses de Tomahawk s'étant écrasés au cours de leur survol du Pakistan lors de frappes contre des camps d'entraînement d'Al Qaïda en 1998.
D'autres pays sont également en train de mettre au point leurs propres systèmes tirés depuis des plateformes navales, que ce soit la Chine (HN-2C de longue portée et C-602 de moyenne portée), la Corée du Sud (Cheon Ryong), Israël (Delilah SL et Popeye Turbo) ou Taïwan (HF-2E).
Le MTCR, outil de contrôle contre la prolifération
Cette véritable prolifération des missiles de croisière est en mesure d'affecter profondément les équilibres régionaux. De nombreux Etats, en plus de ceux cités précédemment, cherchent en effet à se doter de tels systèmes d'armes à même de mettre à mal certaines stratégies des puissances occidentales de par leur capacité à pénétrer leurs systèmes de défense aérienne, ceci en complément des missiles balistiques, la mise en œuvre de ces derniers étant nettement plus contraignante et fort peu discrète.
Afin de limiter les risques de prolifération, 34 Etats parmi lesquels les Etats-Unis, la France et la Russie ont mis en place en 1987 un Régime de Contrôle de la Technologie des Missiles (plus connu sous l'acronyme anglais MTCR). Celui-ci concerne aussi bien les missiles de croisière que les missiles balistique et " vise à freiner la prolifération des missiles, des véhicules aériens non pilotés et la technologie connexe pour les vecteurs d'une charge utile de 500 kilogrammes sur une distance d'au moins 300 kilomètres, ainsi que les vecteurs d'armes de destruction massive (ADM)" (source site du MTCR). Ce régime invite les Etats, membres ou non, à limiter les exportations de missiles ayant des caractéristiques supérieures à celles énoncées ci-dessus ou de composantes permettant la fabrication de tels missiles. Depuis sa création, il aurait permis de ralentir ou stopper de nombreux programmes d'armement. Certains industriels produisent des versions de leurs systèmes d'armes spécifiquement dédiées à l'export et donc bridées afin de respecter le MTCR. C'est le cas notamment du Russe KBM et de son missile balistique Iskander dont la version E possède une portée de 280km tandis que les versions destinées au marché intérieur peuvent atteindre 400 voir 500km.
Et la France dans tout ça ?
En France, le premier missile de croisière fut mis en service durant les années 80. Celui-ci était destiné à équiper les Forces Aériennes Stratégiques et était donc équipé d'une charge nucléaire. Il venait en complément des missiles stratégiques basés sur le plateau d'Albion ou à bord des SNLE de la Marine nationale. Son statoréacteur lui conférait une vitesse plus que bi-sonique pour une portée de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de kilomètres suivant le profil de vol choisi.
Cependant, c'est durant les 90 que fut développé le premier missile de croisière conventionnel français, l'Apache, en service depuis 2001 sous les Mirage 2000D de l'Armée de l'air. Bien que trop spécialisé puisque uniquement dédié à la destruction des pistes des aérodromes au moyen de dix sous-munitions, il aura permis de valider de nombreuses technologies telles que la forme aérodynamique furtive du missile ou le turbopropulseur. Ces technologies furent ensuite d'une indéniable utilité lors du développement de son petit frère, le SCALP-EG (Système de croisière Conventionnel Autonome à Longue Portée - Emploi Général) développé par MBDA. Contrairement à son prédécesseur, il est équipé d'une charge conventionnelle unitaire en tandem de 400kg à même de traiter des objectifs durcis tels que des centres de commandement, des bunkers ou autres structures enfouies. Doté d'une portée estimée à 400km, il est guidé par une centrale inertielle pouvant être recalée par GPS tout en ayant un profil de vol à basse altitude TERPROM. Le guidage final est assuré par un imageur infrarouge lui proférant une précision métrique, certains essais montrant le missile pénétrant par une fenêtre. Ce missile fut développer en partenariat avec le Royaume-Uni qui lui donna le nom de Storm Shadow et qui fut le premier à l'utiliser en conditions opérationnelles. Les résultats se seraient révélés particulièrement convaincants.
Comme nous l'avions dit précédemment, le SCALP-EG a à son tour servi de base au futur MDCN voulu par la Marine nationale. Dans un prochain article, nous verrons comment MBDA a modifié son missile afin de répondre aux besoins très exigeants en termes technologiques de son client et comment la France entend se servir de ce nouvel outil qui viendra compléter un panel déjà large de moyens d'actions.