Dans cet épisode qui nous tient en halène depuis notre précédent article, on pourrait croire que le Canada s’assure avant tout d’honorer sa parole donnée dans le passé. Maintenir sa participation dans le programme international du JSF se fait donc sur des engagements pris il y a plusieurs années et qui, nous le comprendrons, sont importants.
Au-delà d’une réputation sur la scène mondiale qui serait impactée par un éventuel repli, le Canada doit penser aux retombées économiques que sa participation revêt. Au fil des ans, nombre d’entreprises nationales (Pratt & Whitney Canada, NGRAIN, Trail, BC, Firebird Technologie, etc.) ont décrochées des contrats au sein du programme JSF et pourraient perdre gros dans cette affaire. Et c’est sans parler des 710 millions de dollars promis à Washington lors de l’entrée du pays dans cette aventure.
Mais quid alors d’un appel d’offres international dans ce cas ?
En réalité, l’annonce faite par le gouvernement canadien à ce stade correspond plus à un cadeau fait à Lockheed Martin qu’au peuple canadien. Au lieu de faire monter les enchères avec notamment une compétition internationale, le Canada annonce que seul le F-35 sera capable de répondre aux besoins du pays. En termes clairs, le pays renonce à faire pression à la fois sur les prix et sur les retombées industrielles.
Ainsi, si Lockheed Martin avait des doutes, les voici plus ou moins dissipés. Le gouvernement en place se dit en droit d’acter de la sorte via un préavis d'adjudication de contrat (PAC). Ce processus montre que le gouvernement a l'intention de passer un contrat avec un fournisseur particulier. D'autres entreprises ont alors quelques semaines pour signifier leur intérêt et prouver qu'ils peuvent également répondre aux critères de sélection. Sauf que ceci est très rare, puisque le gouvernement moule ses critères selon un appareil spécifique.
D’ailleurs, les Canadiens se sont déjà prononcés vis-à-vis des offres potentielles de Boeing avec son F/A-18 Super Hornet, Saab et son Gripen NG ou d’EADS avec son Eurofighter, jugées en deçà des capacités offertes par le F-35 JSF. Les Forces canadiennes estiment qu'en 2014 « aucun autre avion ne sera comparable au F-35 sur le marché », d'où l'intérêt d'un PAC pour accélérer le processus.
Boeing estime que le prix unitaire de son appareil pour le Canada oscillerait entre 55 et 70 millions de dollars. Pour obtenir 65 chasseurs, il en coûterait donc environ quatre milliards. Seulement Boeing ne produira peut-être plus son Super Hornet en 2017. L'entreprise prévoit que son carnet de commandes sera vide en 2014.
Pour les Européens, l’un des industriels nommés aurait proposé de fabriquer les avions directement au Canada sans qu’on en sache d’avantage. Inutile de préciser que dans le cas d’une offre spécifique d’une industrialisation sur place, les retombées économiques pour le pays seraient certainement bien plus importantes que celles proposées par Lockheed Martin. L’entreprise américaine estime à 350 millions de dollars les retombées en direct auxquels viennent s’ajouter les 12 milliards de dollars estimés par le gouvernement canadien en retombées indirectes. Ceci alors que le cout total estimé pour faire voler les F-35 dans les 20 années qui suivront leur mise en service est estimé à 9,6 milliards de dollars.
Le gouvernement Harper a déjà procédé via un PAC pour l'achat des avions de transport C-130J (Lockheed Martin) et des hélicoptères Chinook (Boeing). Les hommes politiques au pouvoir annonce que le PAC est un processus «ouvert, compétitif et transparent». Ce que dément formellement l’opposition ou encore la vérificatrice générale en 2007, Sheila Fraser, qui affirmait qu'il s'agit en fait de contrats sans appel d'offres maquillés : «Je ne considère pas le PAC comme étant un processus compétitif», avait-elle dit.
Mais ce qui est difficile n’est pas impossible. En France, on pense notamment à Dassault Aviation et à son Rafale qui jouit d’une excellente réputation et sur lequel les Canadiens ne se sont pas hasardés au cours des déclarations politiques que nous avons vues.
Selon le gouvernement de Stephen Harper, les seuls avions capables de rivaliser avec le F-35 seraient produits en Russie ou en Chine. Il serait donc hors de question qu’ils volent au Canada. Une drôle de remarque s’il en est.
Une déclaration contre les intérêts canadiens ?
Puisque le jeu de la libre concurrence n’a pas lieu sur cet appel d’offres, Ottawa se ferme les portes de la négociation avec Lockheed Martin. Des négociations sur le prix comme sur les contreparties économiques attribuées au Canada. Il est peu probable que Lockheed Martin ait fait sa meilleure offre juste dans la crainte de voir arriver une concurrence internationale.
Un choix étonnant pour les Canadiens alors que nous parlons du contrat de défense le plus important de l’histoire du pays. Rien que cet achat représentera l’intégralité du budget de la défense en 2006. Celui-ci aura servi à acheter 2000 véhicules, 21 avions de transport, 16 hélicoptères lourds et trois navires de guerre.
Si question prix, Lockheed Martin a fait une offre alléchante aux Canadiens, elles l’est aussi sur le plan industriel. Si Ottawa signifie rapidement son intérêt d'acheter des F-35, Lockheed Martin pourrait permettre à davantage d'entreprises canadiennes de participer à la chaîne de montage de l'appareil, dont la production en série doit débuter en 2012.
Une manœuvre qui peut sembler une nouvelle fois grossière mais qui semble marcher côté canadien. On notera évidement la notion de temps dans cette offre et qui ne permet que peu de latitude à la concurrence. Mais certains s’étonneront peut-être aussi de cette « fleure » que semble faire Lockheed Martin au Canada vis-à-vis des retombées industrielles.
Les Forces canadiennes, à la base de cette accélération, soumettent d’ailleurs le dossier au comité du cabinet chargé de la croissance économique, et non pas à celui chargé de la sécurité et de la défense, qui aurait été le chemin naturel.
En France comme ailleurs on se fait à l’idée, à tord ou à raison que chaque contrat d’acquisition d’un avion de chasse se fait grâce aux contreparties accordées au client. Au Brésil ou en Suisse pour le Rafale, on observe que ces échanges seraient quasiment intégraux.
Or, avec le F-35 et les Etats-Unis, si Ottawa signifie rapidement son intérêt d'acheter des F-35, Lockheed Martin pourrait permettre à davantage d'entreprises canadiennes de participer à la chaîne de montage de l'appareil, dont la production en série doit débuter en 2012.
Peut-être le Canada est-il aussi dans la crainte d'une sanction comme celle infligée au Royaume-Uni. Les Anglais ont réduit leurs achats de F-35 pour passer à 109 F-35A et 22 F-35B en commande. Du coup, les voici rétrogradés dans la hiérarchie et ils ont pu dire adieu à leur accès au code source de l'avion.
Le 30 octobre 2009 a débuté l'assemblage du fuselage central du premier F-35 Joint Strike Fighter destiné au Royaume-Uni sous l'appellation BK-1.
Une situation inverse et qui pourrait déplaire, du moins en théorie, aux clients qui font eux-aussi de ce programme une réalité. Mais qu’à cela ne tienne, le Canada ne semble pas décidé à sortir de sa dépendance presque totale envers les Etats-Unis. Ceci malgré un pouvoir d’achat important et garanti par des ressources naturelles abondantes.
Mais le camp libéral ne tient pas à en rester là et refuse de « dépenser 16 milliards de dollars pour entretenir des emplois à l’étranger sans qu’aucun développement ne soit fait au Canada » selon Wayne Easter. Un autre membre de l’opposition, Pat Martin s’exprimait aussi de la sorte : « J’aimerais beaucoup jouer au poker avec Peter MacKay (le ministre de la défense), franchement, il montre toutes ses cartes avant même que le jeu ne commence. Faire une annonce aussi franche et aussi médiatique est absurde. Si j’étais Lockheed Martin je me dirais banco ! Et je ferais grimper le prix. »
A lire aussi : Introduction à la polémique sur les F-35 canadiens.